Nicolas Nova, la pensée sauvage: l’hommage de Frédéric Kaplan
Anthropologue, historien des cultures numériques, enseignant à la Haute école d’art et de design de Genève, cofondateur du Near Future Laboratory, Nicolas Nova est décédé brutalement le 31 décembre 2024. Le directeur du Collège des humanités de l’EPFL Frédéric Kaplan salue un défricheur de territoires et d’idéesNicolas Nova savait que le plus intéressant a souvent lieu à la périphérie. Il fallait s’y rendre, et apprendre à regarder, comme un ethnologue en terre inconnue. Il aimait arpenter des terrains peu fréquentés, proches et lointains, avec comme boussole un sens aigu de la curiosité, une intuition d’enquêteur qui repère et résout les énigmes de l’infra-ordinaire, une approche personnelle, construit au fil des années, pour rendre visible l’invisible. Que cherchait-il à Roswell au Nouveau-Mexique, au cours d’infinies randonnées sillonnant les Alpes, sur les skateparks à Los Angeles, dans la confusion des repair shops de Genève, Lausanne ou Zurich et dans le chaos lumineux des fêtes foraines?Parfois, il photographiait les gestes, les postures, scrutait la manière dont certains, à certains endroits, font étrangement corps avec la technologie, inventent des couplages inattendus, ce qu’il appelait les curious rituals. En anthropologue, il inventait des expressions nouvelles et constituait des dictionnaires pour cartographier ces modes d’être que personne n’avait, avant lui, décrits. D’autres fois, il traquait des créatures invisibles issues de temps immémoriaux, démons et monstres, dont il chroniquait l’inattendue persistance au sein des dispositifs technologiques les plus récents. Il rédigeait aussi des bestiaires documentant des êtres qui défiaient les dichotomies entre le naturel et l’artificiel et créait des expositions pour donner à voir ces chimères apparemment paradoxales, bien que parfaitement réelles. C’était pour lui une autre manière de questionner les frontières, de montrer l’inadaptation de concepts traditionnels qui ne permettent pas de décrire la complexité des relations que l’homme entretient avec son environnement et les objets techniques qu’il produit, de remettre en question la pensée «civilisée». À chaque fois que Nicolas Nova arpentait un nouveau terrain, la même conclusion inlassablement revenait: la sauvagerie du réel ne se laissait pas apprivoiser avec les structures conventionnelles des discours «hors sol» de ceux qui ne se confrontent jamais avec le monde. Pour rendre compte de la complexité effective des agencements, il fallait tout repenser, inventer des mots et des manières de voir inédites.Perec, Zola ou Rabelais plutôt que les penseurs contemporains Nicolas Nova avait certes une méthode, dont il avait décrit certains aspects dans ces Exercices d’observations ou dans le Manuel de Design Fiction, mais il ne suivait aucun dogme théorique, et ne souffrait d’aucun asservissement à une discipline unique ou une école particulière. Il se disait toujours plus inspiré par Perec, Zola ou Rabelais que par n’importe quel autre penseur contemporain. Ses complices, ses amis, étaient de tout type: designers, inventeurs, artistes, écrivains non orthodoxes, venant du monde entier, unis simplement par un infini plaisir de l’exploration de territoires ignorés par la recherche académique. Avec eux, il pouvait bâtir des ponts, tracer des cartes, et surtout donner naissance à des objets, comme il l’a fait pendant des années avec le Near Future Laboratory, un collectif international d’espiègles et brillants créateurs. Ainsi, plutôt que de discourir sur l’avenir, Nicolas Nova et ses camarades produisaient un «vrai» catalogue pour la vente par correspondance d’objets fictifs, un «vrai» journal de sport mettant en scène des analyses produites par des intelligences artificielles encore à inventer et tant d’autres objets physiques et complets venant directement du futur. Ici encore, il s’agissait de rompre les barrières rassurantes qui séparent d’ordinaire la science de la fiction pour retrouver la puissance de l’imagination et lui donner corps, rendre visible des futurs possibles ici et maintenant, dans leurs complexités et leurs contradictions. Des archives d’une valeur inestimable Au fil des années, Nicolas Nova n’a cessé de continuellement documenter son travail, notamment sous forme d’infolettres épisodiques. La dernière incarnation de ses carnets de recherche, Lagniappe, dont il avait produit la quatre-vingt-unième édition en mars dernier, recensait les expressions idiomatiques et les mots-valises qu’il croisait au cours de ses lectures et ce qu’il appelait les «onglets ouverts dans le navigateur», listes de lectures en cours, matériau brut intriguant n’ayant pas encore trouvé place dans ses écrits. Ces archives d’une recherche en mouvement sont d’une valeur inestimable, à la fois source pour d’innombrables livres encore à écrire et chronique souterraine d’une époque dont nous ne comprenons encore que très partiellement les grandes mutations.Nicolas Nova a rencontré la mort à 47 ans, sur le terrain,
Anthropologue, historien des cultures numériques, enseignant à la Haute école d’art et de design de Genève, cofondateur du Near Future Laboratory, Nicolas Nova est décédé brutalement le 31 décembre 2024. Le directeur du Collège des humanités de l’EPFL Frédéric Kaplan salue un défricheur de territoires et d’idées
Nicolas Nova savait que le plus intéressant a souvent lieu à la périphérie. Il fallait s’y rendre, et apprendre à regarder, comme un ethnologue en terre inconnue. Il aimait arpenter des terrains peu fréquentés, proches et lointains, avec comme boussole un sens aigu de la curiosité, une intuition d’enquêteur qui repère et résout les énigmes de l’infra-ordinaire, une approche personnelle, construit au fil des années, pour rendre visible l’invisible. Que cherchait-il à Roswell au Nouveau-Mexique, au cours d’infinies randonnées sillonnant les Alpes, sur les skateparks à Los Angeles, dans la confusion des repair shops de Genève, Lausanne ou Zurich et dans le chaos lumineux des fêtes foraines?
Parfois, il photographiait les gestes, les postures, scrutait la manière dont certains, à certains endroits, font étrangement corps avec la technologie, inventent des couplages inattendus, ce qu’il appelait les curious rituals. En anthropologue, il inventait des expressions nouvelles et constituait des dictionnaires pour cartographier ces modes d’être que personne n’avait, avant lui, décrits. D’autres fois, il traquait des créatures invisibles issues de temps immémoriaux, démons et monstres, dont il chroniquait l’inattendue persistance au sein des dispositifs technologiques les plus récents. Il rédigeait aussi des bestiaires documentant des êtres qui défiaient les dichotomies entre le naturel et l’artificiel et créait des expositions pour donner à voir ces chimères apparemment paradoxales, bien que parfaitement réelles. C’était pour lui une autre manière de questionner les frontières, de montrer l’inadaptation de concepts traditionnels qui ne permettent pas de décrire la complexité des relations que l’homme entretient avec son environnement et les objets techniques qu’il produit, de remettre en question la pensée «civilisée». À chaque fois que Nicolas Nova arpentait un nouveau terrain, la même conclusion inlassablement revenait: la sauvagerie du réel ne se laissait pas apprivoiser avec les structures conventionnelles des discours «hors sol» de ceux qui ne se confrontent jamais avec le monde. Pour rendre compte de la complexité effective des agencements, il fallait tout repenser, inventer des mots et des manières de voir inédites.
Perec, Zola ou Rabelais plutôt que les penseurs contemporains
Nicolas Nova avait certes une méthode, dont il avait décrit certains aspects dans ces Exercices d’observations ou dans le Manuel de Design Fiction, mais il ne suivait aucun dogme théorique, et ne souffrait d’aucun asservissement à une discipline unique ou une école particulière. Il se disait toujours plus inspiré par Perec, Zola ou Rabelais que par n’importe quel autre penseur contemporain. Ses complices, ses amis, étaient de tout type: designers, inventeurs, artistes, écrivains non orthodoxes, venant du monde entier, unis simplement par un infini plaisir de l’exploration de territoires ignorés par la recherche académique. Avec eux, il pouvait bâtir des ponts, tracer des cartes, et surtout donner naissance à des objets, comme il l’a fait pendant des années avec le Near Future Laboratory, un collectif international d’espiègles et brillants créateurs. Ainsi, plutôt que de discourir sur l’avenir, Nicolas Nova et ses camarades produisaient un «vrai» catalogue pour la vente par correspondance d’objets fictifs, un «vrai» journal de sport mettant en scène des analyses produites par des intelligences artificielles encore à inventer et tant d’autres objets physiques et complets venant directement du futur. Ici encore, il s’agissait de rompre les barrières rassurantes qui séparent d’ordinaire la science de la fiction pour retrouver la puissance de l’imagination et lui donner corps, rendre visible des futurs possibles ici et maintenant, dans leurs complexités et leurs contradictions.
Des archives d’une valeur inestimable
Au fil des années, Nicolas Nova n’a cessé de continuellement documenter son travail, notamment sous forme d’infolettres épisodiques. La dernière incarnation de ses carnets de recherche, Lagniappe, dont il avait produit la quatre-vingt-unième édition en mars dernier, recensait les expressions idiomatiques et les mots-valises qu’il croisait au cours de ses lectures et ce qu’il appelait les «onglets ouverts dans le navigateur», listes de lectures en cours, matériau brut intriguant n’ayant pas encore trouvé place dans ses écrits. Ces archives d’une recherche en mouvement sont d’une valeur inestimable, à la fois source pour d’innombrables livres encore à écrire et chronique souterraine d’une époque dont nous ne comprenons encore que très partiellement les grandes mutations.
Nicolas Nova a rencontré la mort à 47 ans, sur le terrain, loin de chez lui. Il venait de publier son 19e livre. Sa pensée, toujours libre, s’accélérait, s’amplifiait, s’aiguisait. Il traçait une voie infiniment originale, absolument nécessaire, si personnelle qu’elle semble impossible à prolonger. Que pouvons-nous faire pour que les lumières qu’il a allumées dans tant de territoires inexplorés avant lui ne s’éteignent pas. Relire ses livres et les archives de sa recherche en mouvement, s’approprier ses mots et ses méthodes, repartir humblement sur les chemins, explorer les périphéries là où tout se mélange et s’hybride, là où nos catégories sont inopérantes, là où nos récits simplificateurs se brisent, pratiquer chaque jour les exercices pour continuer l’initiation à la pensée sauvage.
Notre récente rencontre: Nicolas Nova, anthropologue: «Le folklore numérique nous aide à penser les nouvelles technologies»